Ukraine: le « poutinisme économique » de la Suisse

Discours de Jo Lang, Zurich, 24 février 2024 •

À l’occasion du deuxième anniversaire de la guerre d’agression russe, plusieurs manifestations de solidarité avec l’Ukraine se sont déroulées en Suisse. À Zurich, une alliance de groupes de gauche a marché du Musée national jusqu’à l’Helvetiaplatz. Parmi les orateurs figurait l’historien et ancien conseiller national vert zougois Jo Lang. Voici le texte de son discours, dans lequel il s’est attaqué au « poutinisme économique » de la Suisse.

Chères et chers anti-impérialistes, chères et chers militant·e·s pour la paix,

Il y a deux types de solidarité suisse avec l’Ukraine : l’une bon marché et l’autre coûteuse et donc authentique. La bon marché écarte la plus importante des questions : le réarmement de Poutine par la Suisse. L’authentique, elle, se pose des questions comme : Poutine pourrait-il encore financer sa guerre contre l’Ukraine sans les milliards qu’il doit au commerce suisse des matières premières et à ses oligarques locaux ? Les bombardiers et les missiles de Poutine pourraient-ils encore décoller sans les machines spéciales produites par des entreprises suisses ?

Des fonds et des biens pour la machine de guerre russe

La machine de guerre russe a été alimentée pendant des années par des fonds et des biens provenant de Suisse. Ainsi, près de 60 pour cent du commerce russe de matières premières passait par la Suisse. Et le nourrissage continue, bien que de manière réduite. Sur les 150 milliards de dollars détenus par les oligarques, seuls 8 ont été sanctionnés. Et les machines suisses à double usage livrées aux fabriques russes d’armement avant la guerre sont de toute façon hors d’atteinte des sanctions.

Le capitalisme fossile et financier suisse et le capitalisme mafieux russe sont étroitement liés, par le biais d’environ 2 000 entreprises et banques contrôlées par des Russes en Suisse, comme Gazprom, Nordstream, Sberbank. Par les oligarques aussi, dont 85 disposent d’un « visa doré ». Et grâce à de nombreuses autres entreprises et banques qui ont servi Poutine. On peut citer Glencore, Trafigura et les grandes banques suisses. Lorsque les caisses de l’État russe étaient exsangues en raison de l’annexion de la Crimée en 2014, Glencore et son principal actionnaire individuel, le fonds souverain du Qatar, sont intervenus. Ils ont injecté 11 milliards de dollars dans le géant pétrolier public Rosneft fin 2016.

Le Centre et le poutinisme économique

Poutine n’aurait pas pu profiter aussi massivement de l’économie suisse sans l’appui de la politique. Prenons trois exemples dans les domaines des matières premières, des oligarques et des machines. Au printemps 2006, nous, les Verts alternatifs zougois, nous avons dénoncé deux entreprises russes de gazoducs qui ont mené la guerre du gaz naturel contre l’Ukraine pour Poutine. Nous les appelions les « mafias de l’Est ». Le président du PDC cantonal, Gerhard Pfister, lui aussi, a pris une position critique. Mais à notre égard. Contre nos accusations, il a défendu avec persévérance, voire véhémence, le « modèle de réussite zougois », avec ses nombreuses entreprises russes et ses oligarques.

Pourquoi la plupart des milliards des oligarques restent-ils à la disposition de Poutine ? Parce que la Loi sur le blanchiment d’argent n’a pas inclus les conseillers juridiques et les avocats ! Les principaux responsables de ce trou sont les deux avocats-lobbyistes valaisans, le conseiller aux États du Centre Beat Rieder et le conseiller national Philipp Bregy, du même parti. Le trésor de guerre de Poutine est parmi les principaux profiteurs de ce trou valaisan creusé par le Centre.

D’ailleurs, le Centre, qui est toujours présenté comme particulièrement favorable à l’Ukraine, a rejeté la proposition de la Commission de politique extérieure d’un paquet d’aides de 5 milliards en faveur de l’Ukraine en juin dernier — avec le PLR et l’UDC, qui, elle, ne fait pas mystère de son absence de solidarité avec l’Ukraine.

Powerplay pro-Poutine des libéraux-radicaux

Pourquoi Poutine peut-il, grâce aux machines suisses, massacrer la population civile ukrainienne — avec des missiles ou avec des balles comme à Boutcha ? Après l’annexion de la Crimée, le Seco avait décidé de ne plus livrer de machines à double usage à la Russie, car celles-ci étaient utilisées dans la production de guerre. Contre cette mesure, pour une fois correcte, l’industrie des machines et le PLR ont installé un power-play pro-Poutine massif.

En décembre 2015, la conseillère aux États Karin Keller-Suter a exigé une libéralisation de la politique d’exportation vis-à-vis de la Russie. En mars 2016, le conseiller fédéral Johann Schneider-Amman a signifié au Seco : « pas de critères de contrôle idéologiques ». Cette justification rappelle l’ancien rapport Bergier et en appelle un nouveau. Bien sûr, le PLR se vante d’être un parti pro-ukrainien. La preuve : il est le principal responsable du fait que la Suisse ne participe toujours pas à la Task force sur les sanctions Repo (Russian Elites, Proxies and Oligarches).

La Suisse a une dette particulière

Ceci m’amène aux revendications les plus importantes :

  • Confiscation immédiate des avoirs des oligarques au profit de l’aide humanitaire et à la reconstruction de l’Ukraine. Pour cela, il suffit d’utiliser l’article 72 du Code pénal sur la mafia.
  • Introduction d’un impôt sur les bénéfices de guerre — en premier lieu au profit de l’Ukraine — pour les entreprises de matières premières qui, en 2023, ont réalisé des bénéfices nettement plus élevés qu’avant la guerre ; pour les entreprises qui produisent directement ou indirectement du matériel de guerre ; pour l’industrie pharmaceutique qui a augmenté massivement ses exportations vers la Russie ces deux dernières années.
  • Application systématique des sanctions.
  • Création d’une autorité de surveillance du marché des matières premières analogue à la Finma pour les marchés financiers.
  • Colmatage du désastreux trou de Rieder/Bregy dans la Loi sur le blanchiment d’argent.

Pour finir, encore ceci : les mêmes cercles qui ont apporté leur soutien politique au réarmement de Poutine profitent aujourd’hui de ses conséquences pour réarmer la Suisse. La Suisse utiliserait mieux les milliards de l’armement en investissant dans la reconstruction de l’Ukraine. Poutine détruit l’Ukraine aussi grâce à l’argent et aux biens provenant de Suisse. C’est pourquoi notre pays a une dette particulière envers l’Ukraine.

Traduction: Daniel Süri | Illustration: journal21.ch