À propos de quelques mythes employés pour justifier la terreur poutinienne en Ukraine

Par Michael Karadjis, 15 juin 2023 •

Michael Karadjis enseigne les sciences sociales et le développement à l’Université Western Sydney, en Australie. C’est un activiste de longue date, en particulier au sein du Syria Solidarity Australia, de la Palestine Human Rights Campaign et de l’Agent Orange Justice. Il tient un blog à l’adresse suivante: mkaradjis.com.

Retour sur quelques idées reçues élaborées par des imposteurs poutiniens, mais largement reprises par des activistes bien intentionnés, qu’ils soient pacifistes, anti-impérialistes ou voulant tenir à égale distance les acteurs du conflit.

Cet article se penche sur une série d’assertions bien connues, répandues depuis 2014 sur la situation en Ukraine. Chacune relève du mythe, ainsi que ce passage en revue entend le démontrer. Ces idées reçues sont, bien entendu, réduites à néant à bien des occasions, mais elles sont tellement répandues qu’il vaut la peine de les démolir autant de fois que nécessaire. Car si ces mythes ont été inventés par des apologistes de la guerre de conquête néo-tsariste de Poutine, ils sont malheureusement pris pour argent comptant par un grand nombre de militants de gauche occidentaux, des pacifistes ainsi que par ceux qui tentent de s’asseoir sur la ligne de fracture qui divise l’Europe. Des gens souvent sincères, opposés à Poutine et simplement désireux que la guerre s’achève au plus vite. Se laisser porter par des mythes voulant que les « deux côtés » soient fautifs constitue une sorte de réconfort psychologique à l’appui de telles positions. Bien que le gouvernement et l’État ukrainien puissent tout à fait être critiqués pour de nombreux motifs, à l’instar de tous les États, il n’y a tout simplement pas « deux côtés » fautifs. Une telle argumentation n’est rien d’autre qu’un mensonge face à ce qu’il faut qualifier comme étant un acte d’une brutalité inouïe et une flagrante conquête impérialiste.

Cette liste constitue un projet en cours, de nouvelles idées reçues seront examinées à l’avenir. En attendant, commençons par le début, avec l’un des mythes les plus absurdes.

Mythe 1: Le soulèvement du Maïdan de 2014 est un « coup d’État orchestré par les États-Unis »

Il n’y a pas eu de « coup » en Ukraine en 2014, si l’on excepte ce qui s’est déroulé en Crimée, à Donetsk et à Luhansk. La définition conventionnelle d’un « coup » ne correspond pas à l’action des centaines de milliers d’Ukrainiens qui ont battu le pavé de novembre 2013 à février 2014 contre le président très corrompu Victor Ianoukovitch. Le terme « coup » se réfère généralement à une entreprise conspiratrice, rapide et violente, menée par un petit groupe puissant, par exemple une fraction des forces armées, pour renverser un gouvernement. Les exemples de ce type ne manquent pas. Il suffit de mentionner les coups soutenus par les États-Unis aboutissant à la mise en place de dictatures brutales, comme celle de Pinochet au Chili [en 1973], Suharto en Indonésie [en 1965], Mobutu [en 1965 également], le shah en Iran [en 1953]. Cette liste est loin d’être complète, mais il n’y a rien qui corresponde, même de loin, avec le soulèvement populaire qui s’est déroulé en Ukraine au cours de l’hiver 2013-2014. 

Comme j’ai qualifié le régime de Ianoukovitch de corrompu, faisons une brève parenthèse afin d’étayer cette affirmation. Dans un article de 2021 de Transparency International, il est possible de lire : « les citoyens ukrainiens qui ont envahi son manoir de Mezhyhirya ont découvert un palace d’opulence caricaturale, des salles de bain dorées, un zoo privé ainsi qu’un restaurant flottant adoptant la forme d’un bateau pirate. Une bonne illustration de cette extravagance est celle des 11 millions de dollars que Ianoukovitch aurait dépensés pour un chandelier ainsi que pour ses sept nappes d’une valeur stupéfiante de 13’000 dollars. » Il est intéressant de remarquer le type de dirigeants capitalistes voleurs que certains « socialistes » sont venus à défendre en cette époque où domine une analyse dite « géopolitique » plutôt que fondée sur les classes sociales.

Ianoukovitch, à l’instar de nombreux despotes impopulaires, a d’abord réagi en faisant frapper les manifestants à coup de barre de fer, puis en prenant une série de lois antidémocratiques contre les protestations, enfin en engageant une répression brutale impliquant des centaines de coup de feu. Chaque montée en puissance de la répression n’a fait que rendre le mouvement populaire plus déterminé dans sa volonté de se débarrasser de lui, en dépit des tentatives d’une partie de l’opposition voulant, en janvier-février 2014, aboutir à un accord permettant à Ianoukovitch de rester président jusqu’en décembre 2014. En définitive, il a rendu cet accord caduc lorsqu’il s’est enfui vers la Russie avec les milliards qu’il avait volés (certaines estimations de ce vol s’élèvent à 37 milliards de dollars). Après son départ, le 22 février, l’ensemble du parlement ukrainien – chacun de ses membres, y compris chaque député du parti de Ianoukovitch, le parti des Régions – ont voté pour le destituer de la présidence.

Si un processus aussi profondément démocratique, impliquant un soulèvement populaire de masse et le vote unanime d’un parlement démocratiquement élu constitue un « coup », nous devrions alors, logiquement, nous prononcer en faveur d’un plus grand nombre de ces « coups ».

Pour un compte-rendu détaillé et excellent du soulèvement populaire ukrainien de 2013-2014, le Journal de Maïdan d’Andreï Kourkov est un passage obligé [publié en français aux éditions Liana Levi]. Mieux encore, le documentaire Netflix intitulé Winter on Fire couvre l’entier des trois mois du soulèvement, l’ampleur des manifestations ainsi que la répression brutale du soulèvement. Si, après l’avoir visionné, vous considérez encore qu’il s’agit d’un « coup » plutôt que d’une révolution massive et authentique, alors nous parlons un langage différent.    

Quel moment vraiment triste que celui où des gens de « gauche » décident que des manifestations populaires de rue, massives, contre des dirigeants capitalistes réactionnaires est une mauvaise chose. Il est possible d’affirmer qu’ils rejettent alors tout ce pour quoi ils affirmaient se battre au cours de leurs existences. Ils pensent sans doute que les gens n’ont pas de capacité d’agir par eux-mêmes (voire n’ont pas le droit de le faire) et que les populations, réduites à l’état de pions, peuvent être manipulées par la CIA, par Victoria Nuland [diplomate américaine, responsable en 2013 de l’Ukraine auprès du Département d’État], ou par Hunter Biden [fils de l’actuel président des États-Unis, notamment membre du conseil d’administration de la compagnie gazière ukrainienne Burisma entre 2014 et 2019], etc. Les centaines de milliers de manifestants ainsi que chaque membre du parlement ukrainien ont-ils reçu personnellement des pots-de-vin ? Le fait que les États-Unis (ou d’autres puissances) tenteront toujours d’influencer et de coopter un mouvement est une constatation banale, mais cela ne constitue en rien un motif pour s’opposer à un soulèvement populaire ou à une mobilisation de masse, apportant ainsi un soutien à un régime répressif et corrompu sur le point d’être renversé. 

Dans ce cas, le terme « coup » est simplement une version mise à jour de la célèbre formule des « révolutions de couleur », un concept absurde inventé par des tankies [terme forgé dans les années 1950 pour désigner les fractions de gauche soutenant la répression, impliquant l’emploi de tanks, du soulèvement populaire en Hongrie] qui n’ont pas apprécié assister au renversement du boucher nationaliste Milosevic par une classe laborieuse serbe courageuse en 2000 avant que cette formule soit étendue pour désigner des situations complètement différentes, que cela soit en Géorgie (2003) ou en Ukraine (2004). Il s’agit simplement d’une formule utilisée pour remplacer celui de « soulèvement populaire » lorsque celui-ci est désapprouvé par cette fraction de la gauche occidentale convaincue de savoir ce qui est le mieux pour les autres peuples et/ou lorsque le régime contesté est un allié de l’impérialisme russe ou chinois ou encore lorsque ces régimes participent à une quelconque esbroufe « anti-impérialiste ».

L’idée que le soulèvement populaire a été « orchestré par les États-Unis » découle des tentatives réalisées par des leaders américains afin de le coopter. On peut s’interroger : « pourquoi des leaders américains se pointent-ils pour rencontrer des chefs d’une protestation dans un autre pays ? » Je suis d’accord : ils devraient ne pas s’en mêler, tout comme devraient s’en abstenir les Russes. La question ici n’est pas celle de la morale politique (il est simplement naïf d’imaginer que des États puissants ne tentent pas de toujours coopter des mouvements), mais plutôt le fait qu’ils ont peu à voir avec ce qui s’est passé et qu’ils n’ont pas même ce pouvoir.  

L’accusation principale est que des conseillers des États-Unis comme Victoria Nuland ont contribué au choix de la personne qui deviendra temporairement premier ministre après la démission, le 28 janvier, au milieu du soulèvement, de Mykola Azarov, le premier ministre de Ianoukovitch, membre du Parti des Régions. Que le conseil américain ait été décisif ou non dans le choix de cette solution transitoire est difficile à dire. Ce constat se fonde sur la fuite d’une conversation téléphonique impliquant Nuland et l’ambassadeur des États-Unis en Ukraine, Geoffrey Pyatt, au cours de laquelle ils ont affirmé préférer le candidat (entre trois options) Arseni Iatseniouk, qui a effectivement été choisi par le parlement ukrainien comme premier ministre par intérim. N’est-il pas possible que le parlement ukrainien ait exprimé ainsi son propre choix en se décidant pour Iatseniouk parmi les trois candidats envisagés ?

Il est toutefois intéressant pour ceux qui ont la vue courte, c’est-à-dire ceux qui pensent que mêler « coup », « États-Unis », « fascistes » et « interdiction de la langue russe » suffit à tout expliquer, d’observer brièvement ces leaders choisis pour exercer une charge intérimaire. Il ressort clairement de la correspondance fuitée de Nuland que le candidat qu’elle préférait comme premier ministre (Iatseniouk) est l’un des plus libéraux, si on le compare avec Oleh Tyahnybok, appartenant à l’extrême droite [parti Svoboda]. Ainsi que le remarque Pyatt, « nous voulons garder ensemble les démocrates modérés. Le problème sera Tyahnybok et ses gars. » Pour une raison ou une autre, ils ont aussi préféré Iatseniouk sur l’autre « démocrate modéré », Vitaly Klitschko. Nuland a, en effet, déclaré: « Je ne pense pas que Klitsch devrait entrer au gouvernement… Je ne crois pas que cela soit une bonne idée », et : « ce dont il [Iatseniouk] a besoin, c’est que Klitsch et Tyanybok restent dehors. » Ils désiraient clairement maintenir l’extrême-droite en dehors du gouvernement. Difficile de savoir ce qui a conduit à choisir « Iats » au détriment de « Klitsch », le seul indice réside dans le fait qu’Iatseniouk était probablement regardé comme un meilleur candidat de compromis pour Moscou, car Ianoukovitch lui avait offert le poste de premier ministre le 25 janvier, soit avant la démission de son propre premier ministre !

En effet, dans la même conversation fuitée, Nuland et Pyatt parlent également de la nécessité « de tendre la main à Ianoukovitch ». Loin de faire partie d’un coup d’extrême-droite, contre Moscou, il ressort de la discussion de Nuland qu’ils préféraient le candidat le plus apte à construire un pont avec Moscou. Je ne peux lire tout cela que de cette manière : la fameuse « fuite Nuland » montre que Nuland et le gouvernement américain préféreraient conclure un accord avec Ianoukovitch, soit aboutir à une sorte de gouvernement de compromis. Après tout, ce que la plupart des amateurs de conspirations venant de la gauche oublient, c’est le fait que l’Ukraine a un président et un premier ministre : Ianoukovitch était le président. La discussion Nuland ne concernait en rien sa fonction, mais plutôt celle de savoir qui serait SON premier ministre par intérim ! Malheureusement pour Nuland, les États-Unis et les « démocrates modérés », l’accord qu’ils ont élaboré ensemble afin de maintenir Ianoukovitch au pouvoir jusqu’en décembre a été rejeté par les masses ukrainiennes. Interférence américaine ! Nuland plaide en faveur du même premier ministre par intérim de Ianoukovitch que ce dernier a proposé, afin de soutenir l’accord visant à le maintenir au pouvoir !

En ce qui concerne le président par intérim, Oleksandr Tourtchynov, il a été nommé par le parlement ukrainien le 23 février après avoir destitué, la veille, Ianoukovitch. Aucun « récit Nuland » ne peut être mobilisé à propos de cette nomination. Est-ce que, en revanche, les leaders du « coup » (en d’autres termes, l’intégralité du parlement élu) ont choisi quelque russophobe enragé afin d’accentuer les tensions avec Moscou ainsi qu’avec les russophones d’Ukraine ? Et bien… lorsque le gouvernement intérimaire post-Maïdan a tenté d’abroger la Loi sur les principes de la politique linguistique de l’État introduite par Ianoukovitch en 2012 – offrant au russe un statut égal à l’ukrainien – il a essuyé un veto de nul autre que le président Tourtchynov. Ce dernier peut donc être vu comme un « modéré », un « constructeur de ponts », tentant de brider les saillies les plus virulentes du nationalisme ukrainien provenant de l’ouest du pays. Tout cela, en réalité, ne s’ajuste pas très bien avec les fictions diffusées par les « tankies ».

Après tout, la brève période intérimaire a conduit à des élections présidentielles, en mai, au cours desquelles les Ukrainiens ont librement élu Petro Porochenko ainsi que par les élections parlementaires, en octobre, au cours desquelles un gouvernement a été librement élu par les Ukrainiens. Iatseniouk a été, une fois de plus, reconduit au poste de premier ministre (son parti, le Front populaire, a reçu le plus grand nombre de suffrages, je doute que Victoria Nuland ait eu quelque chose à voir avec cela). Les tankies peuvent donc composer des récits selon lesquels les États-Unis choisissent le gouvernement ukrainien, mais ce que ces personnes sophistiquées, vivant en des lieux forts éloignés, pensent véritablement c’est qu’ils désapprouvent les choix démocratiques des Ukrainiens et sont convaincus d’avoir le droit d’exiger qu’il en aille autrement. 

En ce qui concerne les élections parlementaires [du 26 octobre 2014], les partis de Iatseniouk et de Porochenko ont reçu pas loin de la moitié des suffrages à eux deux ainsi qu’une majorité de sièges [respectivement 64 et 63] ; le Bloc d’opposition (c’est-à-dire le nouveau nom du Parti des régions, celui-là même dont les tankies vous diront qu’il a été interdit de se présenter) a reçu 9,43% du vote et 27 sièges. Ni la droite fasciste (Svoboda et le Secteur droite, avec respectivement 4,71% et 1,8% des voix), ni le Parti communiste d’Ukraine (3,8%) ne sont parvenu à franchir le quorum de 5%, ces trois partis ne pouvaient donc siéger à la Rada.

Ianoukovitch, quant à lui, a été condamné par des députés de son propre Parti des régions. Ces derniers ont publié une déclaration affirmant que « l’Ukraine a été trahie, les gens ont été jeté les uns contre les autres. La pleine responsabilité appartient à Ianoukovitch et à son entourage ». En ce qui concerne les prétendues populations « pro-Ianoukovitch » résidant dans les oblats de Donetsk et de Louhansk, ils répondent ainsi à la question de savoir s’ils considèrent que Ianoukovitch « est un président légitime de l’Ukraine » dans un sondage conduit en avril 2014 : seulement 32% et 28% répétitivement dans l’oblast de Donetsk et de Louhansk, répondaient « plutôt oui » et « absolument oui » (proportion, de loin, la plus élevée de toute l’Ukraine), à comparer aux 57-58% qui ont répondu « plutôt non » et « absolument pas ». Les tankies occidentaux sont bien solitaires sur ce point, défendant les droits de naissance d’un oligarque meurtrier, corrompu et multimilliardaire.

Mythe 2 : Le nouveau gouvernement a interdit en 2014 l’usage du russe

Il s’agit là d’un mythe tenance. L’affirmation selon laquelle l’Ukraine a modifié sa loi sur les langues afin de déclasser le russe en 2014, ou d’une manière plus colorée qu’elle a banni le russe, est assez commune. Elle vise à justifier la quasi-annexion par la Fédération de Russie de parties des oblats de Donetsk et de Louhansk depuis 2014. Le russe n’a pas été interdit en 2014 ni à aucun moment depuis lors. Il n’y a eu, de surcroît, aucune modification de la législation sur les langues en 2014, il n’y a eu aucun changement avant 2019.

Comme élément de contexte, il faut rappeler que l’actuel président de l’Ukraine, Zelenski, est russophone ainsi que l’est une partie significative de la population ukrainienne. L’élection de Zelenski, en 2019, repose largement sur les suffrages des russophones. Les russophones de l’est de l’Ukraine ont été les principales victimes des massacres de masse perpétrés par la Fédération de Russie depuis février 2022. Ils ont aussi résisté fortement à celle-ci. Le célèbre régiment Azov de la Garde nationale (souvent confondu avec le bataillon Azov, fasciste, existant en 2014) est largement composé de russophones. Selon un sondage de 2017, 67,8% des Ukrainiens « considèrent l’ukrainien comme leur langue maternelle, pour 13,8% il s’agit du russe tandis que 17,4% ont déclaré que les deux langues étaient leurs langues maternelles. » Toutefois, tandis qu’en Ukraine occidentale, 92,8% parlent ukrainien et seulement 1,9% le russe, en Ukraine orientale, 36,1% considèrent l’ukrainien comme leur langue à comparer aux 24,3% qui déclarent que c’est le russe. Dans les régions du centre, les résultats se trouvent dans un entre-deux, mais généralement plus proche des chiffres d’Ukraine occidentale.

La Constitution de 1996 [version française ici] fait de l’ukrainien la seule langue officielle. On peut, en effet, y lire [à l’art. 10] que « L’État assure le développement global et l’utilisation de la langue ukrainienne dans tous les domaines de la vie sociale à travers l’Ukraine. » Il existe toutefois de fortes garanties du russe et d’autres langues minoritaires, lesquelles peuvent jouer un rôle officiel aux côtés de l’ukrainien dans les régions où ces minorités sont importantes. La Constitution dispose ainsi que [toujours à l’art. 10] : « le libre développement, l’utilisation et la protection de la langue russe et d’autres langues des minorités nationales de l’Ukraine sont garantis. »

Toutes les lois portant sur la langue avant 2012 étaient fondées sur cette constitution équilibrée. Mais, en 2012, Ianoukovitch a introduit une nouvelle loi faisant du russe une « langue régionale » jouissant d’un statut administratif égal à l’ukrainien partout où le russe était la langue parlée par au moins 10% de la population et d’autres langues minoritaires pouvaient bénéficier du même statut. Dans la mesure où le russe est parlé par plus de 10% de la population dans la moitié des régions de l’Ukraine, la portée de cette disposition était vaste. Un grand nombre d’Ukrainiens ont considéré que cela faisait pencher la balance trop loin.

Que s’est-il donc passé en 2014 ? Dans un premier temps, après la chute de Ianoukovitch, la Rada a tenté d’abroger la loi introduite par ce dernier deux ans plus tôt. L’objectif du parlement consistait à revenir à la loi précédente, en vigueur depuis l’indépendance ukrainienne au début des années 1990, fondée sur la Constitution de 1996. Ainsi que nous venons de le voir, revenir au cadre linguistique de 1994-2012 ne relevait pas d’une décision radicalement opposée au russe. Il s’agissait simplement de revenir sur une modification radicale, et récente, dans l’autre direction. Toutefois, même ce changement ne s’est pas produit, car il a été bloqué par le président par intérim. La loi de 2012, penchant fortement en faveur du russe, de Ianoukovitch est restée en vigueur jusqu’en 2019.

Par conséquent, en laissant de côté le mensonge crasse selon lequel l’Ukraine a interdit l’usage du russe et ainsi provoqué une réaction des russophones de l’est de l’Ukraine, en réalité les droits des russophones n’ont pas été touchés en 2014, ce qui rend ce mensonge plus grave encore. Il est possible, bien sûr, que la tentative de modifier la situation légale en direction d’un retour à avant 2012 ait représenté un facteur favorisant la méfiance envers le nouveau gouvernement du côté des russophones de l’est de l’Ukraine. C’est souvent le contexte général plus que le contenu réel d’un changement qui compte. Le contexte d’alors était celui d’un nationalisme ukrainien affirmé à la suite du Maïdan, en réaction contre l’appui dont bénéficiait Ianoukovitch de la Fédération de Russie ainsi qu’à la suite de l’annexion de la Crimée et l’intervention dans le Donbass immédiatement après sa chute. Ce nationalisme ukrainien comportait une variété virulente, repoussoir pour de nombreuses personnes de l’est du pays. Un tel constat peut toutefois être établi sans diffuser des mensonges éhontés sur ce qui s’est passé.

Il est encore possible d’affirmer que la loi de Ianoukovitch de 2012-14 était meilleure, fondée sur une notion abstraite d’égalité complète des langues – une montre cassée indique deux fois par jour l’heure correcte, probablement pas pour de bonnes raisons. En tant que non-Ukrainien, je préfère ne pas entrer dans ce débat. L’argument ukrainien repose sur le fait que l’Ukraine était une colonie de la Russie pendant des centaines d’années et que la langue ukrainienne était activement réprimée et la cible de discriminations tout au long de cette période (autant sous le tsarisme que sous le stalinisme). Une importante dimension de classe est aussi à l’œuvre : le russe, la langue de l’administration coloniale, finit par dominer dans les centres urbains, y compris à Kiyv, tandis que les zones rurales s’exprimaient massivement en ukrainien. À la fin de l’ère tsariste, parler ukrainien était vu comme honteux, une marque que son locuteur venait du village, cela alors que les ruraux s’entassaient dans les villes au moment de l’industrialisation du début du XXe siècle. L’Ukraine a, par conséquent, un droit à promouvoir sa langue comme langue nationale. Les locuteurs du russe doivent bénéficier du droit d’utiliser leur langue, mais il s’agit de la langue du colonisateur, devenue dominante par la colonisation et la répression. Quel argument est exact ? Les deux ont leur validité, et beaucoup dépend du contexte et de la façon dont de telles lois sont mises en œuvre. Ce qui est certain, en revanche, c’est que la Constitution ukrainienne et la loi d’avant 2012 sont loin d’être inhabituelles en comparaison internationale. Au contraire, elles correspondent à la norme. Elles sont même moins inhabituelles pour les anciennes colonies : citons, par exemple, les tentatives, pendant plusieurs décennies, visant à promouvoir l’irlandais au détriment de l’anglais en Irlande.

La nouvelle loi sur les langues de 2019 a partiellement déclassé le russe, à l’époque malgré l’opposition de Zelenski (il venait d’être élu notamment par les suffrages de russophones). Cette nouvelle loi a été poussée par le gouvernement Porochenko sur le départ, tandis que ce dernier se tournait de plus en plus, par opportunisme, vers la droite nationaliste (ironiquement, en 2014, Porochenko, est élu avec les suffrages des russophones ainsi que sur la base d’appels à l’unité, affirmant que la tentative du parlement d’abroger la loi de 2012 était une grave erreur). Cette nouvelle loi faisait de l’ukrainien la seule langue de l’État dans tout le pays. Alors que la loi est en accord avec la Constitution d’Ukraine qui fait de l’ukrainien l’unique langue officielle, la Constitution contient aussi de fortes garanties pour le russe et d’autres langues minoritaires, en particulier dans les régions où elles sont majoritaires. La nouvelle loi revient sans doute sur le statut de certaines de ces garanties. Dans les écoles, par exemple, l’ukrainien est la seule langue d’enseignement dans tout le pays. Le russe peut être appris à l’école comme matière. Toutefois, à l’école enfantine et à l’école primaire, les enfants parlant des langues minoritaires, dont le russe, peuvent étudier dans leur propre langue, comme langue d’enseignement en plus de l’ukrainien, mais ils ne le peuvent plus à un niveau scolaire supérieur. Dans une perspective internationaliste, ce changement est sans aucun doute une régression, mais elle est loin d’être unique dans le monde. 

La nouvelle loi fait de l’ukrainien la langue de toutes les communications officielles, c’est-à-dire pour ce qui relève de l’administration, y compris locale. En soi, cela n’a rien d’inhabituel en comparaison internationale. Pour ce qui a trait aux médias, en revanche, la loi constitue une nette régression et peut être considérée comme violant la Constitution ukrainienne. La loi stipule que toute publication en russe ou dans d’autres langues doivent être accompagnée d’une version en ukrainien, équivalente en termes de contenu et de volume, une règle draconienne et irréalisable. Des exceptions existent pour le tatar de Crimée ainsi que pour des langues de l’Union européenne, mais pas pour le russe. Alors qu’une ancienne colonie a certainement le droit de promouvoir la langue nationale, le faire d’une manière qui rende la vie quotidienne plus compliquée pour les locuteurs d’autres langues est une violation de leurs droits et un facteur de divisions des classes laborieuses.

L’essence de l’hypocrisie est toutefois atteinte par les imposteurs poutinistes lorsqu’ils tentent d’utiliser cet argument, y compris après 2019. Ce qu’ils laissent de côté est le fait que cette loi est apparue après des années de mise en œuvre inversée dans la Crimée annexée par la Russie. En 2015, la Crimée a fait du russe la seule langue d’enseignement, tout en accordant le droit aux élèves de faire le choix d’apprendre l’ukrainien ou le tatar. À l’école enfantine et à l’école primaire, les cours peuvent aussi être en ukrainien et en tatar en plus du russe, mais pas aux niveaux scolaires supérieures. Il en ressort l’impression que le gouvernement ukrainien a fait un plagiat, quatre ans plus tard, des mesures prises par l’administration d’occupation russe en Crimée quatre ans plus tôt ! La réalité en Crimée est toutefois bien pire que cette régression légale : l’ukrainien a été complètement supprimé de toutes les écoles de Crimée ainsi que dans la société « officielle ». L’un des premiers actes pris en Crimée et dans le Donbass a été de remplacer les signalisations multilingues par des inscriptions uniquement en russe.

De même, dans les deux parties du Donbass où règnent des roitelets à la solde de la Russie, presque immédiatement après leur quasi annexion en 2014, « les programmes d’étude ont été modifiés de façon à exclure l’enseignement de l’ukrainien et de l’histoire ukrainienne, ce qui rend problématique l’obtention de diplômes des écoles publiques » peut-on lire dans un rapport de novembre 2014 du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits humains. En 2015, le plan d’étude a été révisé, les leçons d’ukrainien passant de huit heures par semaine à deux, tandis que les leçons de langue et de littérature russes ont augmenté. Le système d’évaluation russe à 5 points a remplacé le système ukrainien à 12 points. Les élèves qui quittent l’école reçoivent désormais des certificats arborant l’emblème russe, l’aigle à deux-têtes. En 2020, le russe a été déclaré seule langue officielle.  Tout cela ne justifie pas la loi ukrainienne de 2019 (contre laquelle l’actuel président Zelensky s’est opposé), mais il est important de reconnaître que la chronologie est inverse : pas de changements en Ukraine en 2014, régressions fin 2014 et en 2015 au Donbass et en Crimée sous occupation russe, suivies quelques années plus tard par une copie inversée, en Ukraine, des régressions – lesquelles ne correspondent, par ailleurs, aucunement à une « interdiction » du russe.

Texte original intégral: Michael Karadjis, «Ukraine Myths used to Justify Putin’s Terror» (trad. fr., avec quelques adaptations: Sébastien Abbet).