« Le capitalisme suisse arme Poutine »

Entretien avec Josef Lang, par Guy Zurkinden, Services Publics, 20 mai 2022 ·

Pour Josef Lang, militant du Groupe pour une Suisse sans armée (GSSA) et ancien conseiller national, la place financière alimente la guerre de Vladimir Poutine. Couper ce robinet serait le meilleur soutien à la résistance ukrainienne. 

Selon le GSSA, la Suisse finance la guerre menée par Vladimir Poutine en Ukraine. Comment ?

Josef Lang – Au cours des dernières années, le gaz et le pétrole ont rapporté 200 milliards de dollars par an à l’Etat russe. Or entre 60% et 80% de ce commerce passe par la Suisse – avant tout via Genève, Zoug et Lugano. En 2016, Credit Suisse et UBS ont prêté 300 milliards de dollars à des entreprises pétrolières et gazières russes.

La Suisse est aussi un site stratégique pour les capitaux russes. On y trouve des entreprises directement liées au régime de Poutine. La plupart sont établies dans le canton de Zoug. Le géant du gaz et du pétrole Glencore qui a sauvé en 2016 la banque d’Etat Rosneft, menacée de faillite, est aussi présent à Zoug. 

La Suisse abrite aussi des dizaines d’entreprises détenues par des oligarques russes. Et dans les coffres de ses banques, on trouve entre 150 et 200 milliards de francs leur appartenant. 

Plaque tournante pour les capitaux russes, la place économique suisse finance la machine de guerre du Kremlin.

Comment expliquer cette présence massive de capitaux russes ?

Zoug est un exemple intéressant de ce phénomène. Dans les années 2000, le Kremlin a fait de ce canton de Suisse centrale, à la fiscalité très basse, le lieu d’implantation privilégié pour de grandes entreprises qu’elle contrôle directement. Des sociétés comme Gazprom, Nord Stream 2, les banques Sber Trading ou VTB sont venues s’y installer. 

Ce processus est le fruit d’une décision stratégique de Poutine. Elle s’est concrétisée avec l’aide d’anciens responsables de la Stasi, la police politique de l’ex-Allemagne de l’est avec laquelle le président russe a tissé des contacts lorsqu’il travaillait pour le KGB en Allemagne. 

Les capitaux russes liés au gaz et au pétrole ont été accueillis à bras ouverts par les partis de droite du canton. Gerhard Pfister, alors président du PDC zougois, figurait parmi leurs plus fervents défenseurs.

Seule la gauche alternative s’est opposée à ces sociétés. Depuis des années, nous menons des actions pour dénoncer leur implantation à Zoug. Et nous continuons. Il y a une quinzaine de jours, nous avons demandé au Grand Conseil que les recettes fiscales provenant des entreprises et des personnes liées à l’Etat russe soient utilisées pour la reconstruction de l’Ukraine. L’UDC, le PLR et le Centre ont voté contre.

La Suisse a repris les sanctions de l’Union européenne contre la Russie. N’est-ce pas suffisant ?

La Suisse applique ces sanctions à reculons. Jusqu’ici, elle a gelé moins de 10 milliards stockés par les oligarques russes dans notre pays – alors qu’ils pèsent entre 150 et 200 milliards. Les lacunes de la loi sur le blanchiment compliquent l’exercice: cette loi ne s’applique pas suffisamment aux avocat-e-s helvétiques qui ont caché ces capitaux à l’aide de prête-noms.

L’autre problème, c’est que le commerce des matières premières russes, notamment le gaz et le pétrole, n’est pas touché par ces sanctions. 

Conséquence: chaque jour, 50 millions d’euros quittent chaque jour la Suisse pour alimenter les caisses du Kremlin. 

Le principal débat politique qui devrait se poser aujourd’hui en Suisse est donc le suivant: comment mettre fin à ce flot d’argent qui alimente la guerre? Nous avons dans les mains un outil extrêmement efficace pour aider à mettre fin à cette agression militaire. Il est temps de l’utiliser !

Quels seraient les mesures à prendre ?

Dans l’immédiat, il faut créer une taskforce chargée d’identifier et de bloquer les avoirs des oligarques russes en Suisse. Et, en parallèle, imposer un embargo sur le commerce de gaz, pétrole et uranium depuis notre pays.

Dans un deuxième temps, nous devrons aller plus loin. La complicité de la Suisse capitaliste avec la guerre de Poutine jette une lumière crue sur notre modèle économique. Celui-ci attire, à coup de rabais fiscaux, des oligarques et des sociétés transnationales sans scrupules. Il est temps de changer de cap. Cela implique plusieurs mesures, notamment: la fin des privilèges fiscaux pour les grandes entreprises et les riches; l’interdiction des sociétés boîtes à lettres; la mise sur pied d’un registre public des véritables propriétaires des entreprises; le renforcement de la loi sur le blanchiment et son extension aux avocat-e-s; la création d’une autorité de surveillance du marché des matières premières; celle d’une loi sur le commerce extérieur qui permette de sanctionner les régimes qui violent les droits de l’homme. 

La Suisse doit aussi s’engager avec l’ONU contre l’insécurité alimentaire dans les pays du Sud, qui est renforcée par le conflit ukrainien.

À Berne, les débats vont dans un autre sens. La droite veut augmenter les dépenses militaires et discute d’un rapprochement avec l’OTAN…

Les mêmes cercles qui ont aidé Poutine à s’armer profitent aujourd’hui de la guerre contre l’Ukraine pour renforcer les dépenses militaires. C’est un comble!

Cette politique est d’autant plus scandaleuse qu’il n’y a aucune raison militaire sérieuse qui plaide pour le réarmement de la Suisse. Comme l’a souligné Mauro Mantovani, enseignant à l’Académie militaire de l’école polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), « le risque de voir les Russes un jour défiler sur le lac de Constance ou sur le Rhin est aujourd’hui moins grand que jamais ». Car si la guerre en Ukraine souligne la barbarie de l’armée russe, elle met aussi en exergue sa faiblesse.

Loin de viser la « sécurité » de la Suisse, les débats en cours au parlement fédéral – sur le réarmement, l’OTAN, l’envoi d’armes, etc. – ont pour fonction d’escamoter la complicité de la Suisse avec le régime de Poutine. 

Quelles seraient les conséquences d’un réarmement en Suisse ?

L’argent qui ira dans les armes manquera pour financer la protection du climat – alors que les trois années à venir seront décisives pour freiner le réchauffement. 

Le renforcement du budget militaire empêchera aussi tout renforcement des assurances sociales (l’AVS !) ou des services publics.

Les mêmes milieux qui détruisent le climat et s’attaquent aux droits des salarié-e-s depuis des années exigent aujourd’hui des milliards pour les armes. Nous devons combattre leur projet de société réactionnaire. Cela implique de renforcer les synergies entre le mouvement contre la guerre, le mouvement pour le climat, les syndicats et les milieux qui qui se battent pour mettre des garde-fous aux activités des multinationales qui ont leur siège en Suisse.

Contexte

LE CHAUVINISME GRAND-RUSSE, FAUTEUR DE GUERRE

Comment expliquer l’agression militaire russe contre l’Ukraine ?

Jo Lang – Soyons clairs: Vladimir Poutine est l’unique responsable de cette guerre.

Dans son discours tenu le 21 février, trois jours avant le début de l’invasion de l’Ukraine, le président russe a violemment critiqué Lénine. Il a reproché au leader bolchevik d’avoir été partisan, après la révolution russe de 1917, d’une république d’Ukraine indépendante. Ce reproche éclaire la politique menée aujourd’hui par Poutine.

Lénine était en effet un ennemi déclaré du chauvinisme grand-russe, cet hyper-nationalisme qui décrète la supériorité de la Russie sur les autres nations et veut les soumettre. 

Le chauvinisme grand-russe a des racines profondes. En 1876, sous le règne du tsar Alexandre II, il s’était traduit par l’interdiction de la langue ukrainienne écrite. 

Après les années 1920, marquées par une politique de promotion de la langue ukrainienne, Staline a repris l’objectif tsariste d’éradiquer la culture ukrainienne. L’expression la plus dramatique de cette politique a été la grande famine qui a frappé l’Ukraine en 1932-1933, connue sous le nom de holomodor. Celle-ci a été la conséquence de la collectivisation forcée – aggravée en Ukraine par des mesures répressives. Près de 5 millions Ukrainiens en sont morts. 

Dans la droite ligne des tsars et de Staline, Poutine est le partisan du grand-chauvinisme russe le plus dur. Cela explique son refus de reconnaître l’Ukraine comme une nation.

Qu’en est-il du rôle de l’OTAN ?

La vraie responsabilité de l’OTAN, c’est d’avoir facilité l’accession de Poutine au pouvoir. En revanche, la décision du président russe d’envahir l’Ukraine ne peut être mise sur le compte de l’alliance transatlantique.

L’idéologue en chef de la guerre froide aux Etats-Unis, Georges Kennan, avait prévu en 1997 que l’expansion de l’OTAN vers l’est renforcerait les forces nationalistes et autoritaires au détriment des forces démocrates. C’est ce qui s’est concrétisé deux ans plus tard, avec la présidence du gouvernement, puis de l’Etat par Poutine.

Poutine a aussi renforcé son emprise en s’appuyant sur la guerre menée contre la Tchétchénie. Pour justifier celle-ci, il l’a inscrite dans le cadre de la « guerre contre la terreur » menée par les Etats-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. Les guerres contre l’Irak et l’Afghanistan ont ainsi légitimé et renforcé la logique guerrière propre de Poutine. En 2002, le président russe a d’ailleurs reçu un prix de la paix dans le canton de Zoug en présence de l’ambassadeur des Etats-Unis !

De manière similaire, les bombardements aériens russes qui ont causé 20 000 morts parmi la population syrienne ont été tolérés par l’Occident, car ses victimes étaient considérées comme des « terroristes islamiques ». Tout cela a laissé penser à Poutine qu’il avait le champ libre.