Écouter la conférence de Nicolas Werth

Voici l’enregistrement de la conférence que Nicolas Werth a prononcée à Lausanne le 14 décembre 2022. Vous trouverez également ci-dessous le texte d’introduction lu à cette occasion par Sébastien Abbet.

« Bonsoir à toutes et à tous, bienvenu·es à cette soirée à laquelle le Comité de solidarité avec le peuple ukrainien et avec les opposant·e·s russes à la guerre a l’honneur de vous convier en présence de l’historien Nicolas Werth, président de l’association Memorial-France.

Fondé à Lausanne quelques jours après le début de la tentative d’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie, le 1er mars dernier, le Comité vous sera présenté après ces quelques mots d’introduction par Hanna Perekhoda.

Je me présente, mon nom est Sébastien Abbet, je suis, comme Hanna et Nicolas Werth – chacun à notre mesure !! – historien. Aujourd’hui, partout, l’histoire est défigurée et manipulée à des fins politiques nationalistes et autoritaires, lorsque ce n’est pas pour justifier une guerre de conquête – ainsi que c’est le cas pour ce qui nous occupe ce soir. Refusant de s’enfermer loin des fracas du monde, je crois que la conception de l’histoire qui nous réunit ici est celle d’une volonté d’agir dans le monde pour combattre les falsifications du passé, défendre les libertés publiques et les droits humains ainsi que lutter pour qu’il soit meilleur. La résolution de saisir les liens complexes qui unissent passé, présent et avenir, plutôt que de prétendues « leçons de l’histoire » qui n’existent pas, est au cœur et irrigue cette volonté tenace. Elle explique aussi pourquoi nous refusons de hiérarchiser des situations ou des droits. Plusieurs parmi nous étions présent·e·s il y a deux semaines lorsque nous tentions d’ébrécher le couvercle du silence qui continue à recouvrir les interrogations quant au rôle des élites suisses lors de la Seconde guerre mondiale à l’occasion du vingtième anniversaire du Rapport Bergier – un passé qui éclaire la timidité des actuelles autorités fédérales en ce qui concerne les sanctions envers les personnes et firmes liées au régime poutinien. Nous étions aussi là, il y a une semaine, lorsque nous nous solidarisions avec les femmes au cœur du soulèvement actuel en Iran.

Pour reprendre la formule de l’activiste des droits humains Ales Bialiatski, emprisonné au Belarus, rapportée par son épouse Natallia Pinchuk il y a quelques jours à Oslo lors de la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix, « il est nécessaire de combattre contre “l’internationale des dictatures” ».

Ce combat doit aussi, ici, se mener avec humilité et reconnaissance. Plutôt que de se laisser aveugler par des formules creuses et des visions détachées de la réalité – comme le font malheureusement nombre de nos contemporains – qui transforment souvent l’agresseur en agressé ; plutôt que de se laisser gagner par l’indifférence ambiante – une indifférence inconsciente de l’ampleur de ce qui se déroule en Ukraine en termes de destructions, de déplacement de populations, de crimes en tous genre ainsi que de volonté de négation d’un État indépendant – il faut suivre le Nord d’une boussole en retrouvant le magnétisme d’une formule déjà ancienne, forgée en Europe de l’Est : « Pour notre liberté et pour la vôtre ». Car c’est bien de cela qu’il s’est agi lorsque, le 24 février dernier, la population d’Ukraine a refusé de se laisser envahir, alors même que personne ne pariait sur une résistance de plus de deux jours. Cette reconnaissance de ce fait élémentaire, quoique souvent déjà oublié, passe notamment par l’humilité d’admettre que nous connaissons fort peu de l’histoire et de la situation actuelle de cette partie d’un continent que nous partageons pourtant. Plutôt que de se complaire dans l’ignorance, c’est aussi à contribuer à franchir ce « rideau de fer » qui subsiste dans nos têtes que cette soirée a été envisagée.

Nicolas Werth, qui s’exprimera bientôt, est chercheur au CNRS – ceux et celles qui le souhaitent peuvent consulter quelques-uns de ses nombreux travaux (que je ne présenterai pas ici) à la table à l’entrée – ainsi que président de la branche française de Memorial. Comme vous le savez sans doute, les poursuites judiciaires engagées à l’automne 2021 en Russie contre l’association « mère » préparaient la guerre à venir.  

En effet, cette année, le Prix Nobel de la paix a été attribué à Memorial, au défenseur des droits humains belarus Ales Bialiatski que j’ai cité plus tôt ainsi qu’au Centre des libertés civiles, actif en Ukraine. La cérémonie de réception du prix s’est déroulée samedi dernier à Oslo.

Qu’est-ce que Memorial ? C’est une association, formée dans l’URSS de la perestroïka, en vue de contribuer à l’établissement d’une mémoire historique portant sur la « grande terreur », la période du stalinisme. Elle se consacre à la collecte d’archives et de témoignages, à l’établissement de bases de données, la mise en place de musées, etc. Ce livre, OST, consacré aux3,5 millions d’Ostarbeiter exploités comme esclaves dans l’Allemagne du 3e Reich est l’un des derniers exemples en dates des travaux historiques réalisés par Memorial.

C’est aussi une association qui se bat en faveur des droits humains. Elle prépare des rapports sur les violations des droits humains dans l’ancien « espace soviétique », sur les guerres et les conflits récents au sein de ce même espace.

Lors de la réception du prix Nobel de la paix à Oslo son président, Jan Rachinsky a affirmé que « le passé et le présent se trouvent mêlés »[1]. Il a tracé une continuité historique faite d’ambitions impériales et qui relie l’invasion de la Pologne et de la Finlande en 1939-1940, l’annexion des États baltes ainsi que des régions alors rattachées à la Roumanie ainsi que l’invasion de la Hongrie en 1956 et de la Tchécoslovaquie en 1968 avec les événements actuels. La sanctification de l’État, placée au-dessus de toute autre valeur, est pour Rachinsky ce qui explique, hier comme aujourd’hui, autant la négation des droits humains que l’oppression à l’extérieure des frontières.

Le lien étroit entre passé et présent, ou plutôt un « passé non résolu », explique aussi, toujours selon lui, le triste état de la société civile russe. La destruction de toute forme de solidarité, d’atomisation de la société par l’État soviétique est la source de la passivité et de la docilité de la population russe d’aujourd’hui. Ales Bialiatski, le miiltant Belarusse, exprime une idée similaire lorsqu’il affirme l’impossibilité de s’attendre à ce que murisse immédiatement une bonne récolte « sur un champ vide. Le champ doit être fertilisé, les pierres doivent être retirées… » 70 ans de passé soviétique ont transformé autant la Russie que le Belarusse en « terre brûlée ».

Rachinsky a terminé son discours en rejetant la notion de « culpabilité nationale », lui substituant le principe d’une responsabilité civique se mesurant autant au passé qu’au présent. Un tel principe est fondé sur la solidarité, civile et universelle. Il s’applique aussi aux événements du passé : « il émerge de la compréhension qu’a une personne de sa relation avec les générations passées, de se comprendre comme un lien dans la chaîne des générations. » Loin de s’enfermer dans la « repentance », conclut-il, un tel principe exige une action, elle-même dirigée non vers le passé mais sur l’avenir.

Oleksandra Matviichuk, présidente du Centre pour les libertés civiles, s’est exprimée après Rachinsky. Dans un entretien qu’elle a accordé au quotidien français Le Monde (28 octobre)lors de son passage à Paris fin octobre, Matviichuk relevait la colère au cœur de son engagement en faveur des droits humains : « On avait déjà payé le prix fort avec la révolution de Maïdan [2013-2014] pour bâtir un pays plus démocratique – une centaine de personnes avaient été tuées par la police. Et là, la Russie nous envahit et décide qu’on n’a pas le droit d’être indépendants ? Mais de quel droit ? » Elle ajoutait : « on ne choisit pas le pays ni l’époque dans lesquels on naît. On peut juste choisir d’être actif et honnête, ou indifférent. J’ai choisi de ne pas être indifférente. »

Le Centre pour les libertés civiles documente inlassablement les crimes de guerre commis en Ukraine. Ainsi que Matviichuk l’a exprimé à Oslo, « La guerre transforme les personnes en chiffres ». Restituer un nom et un visage, instruire des dossiers en vue de poursuite associe donc la dignité à la recherche de la justice. En réaffirmant le combat en faveur des droits humains en Ukraine dans le contexte actuel, elle souligne ceci : « Notre combat d’aujourd’hui est primordial : il façonne l’avenir du pays. Nous voulons que l’Ukraine d’après-guerre bâtisse non pas des structures branlantes, mais des institutions démocratiques stables. Il est fondamental que nous défendions nos valeurs précisément au moment où elles sont menacées. Nous ne devons pas devenir le miroir de l’État agresseur. »

C’est à elle, qui s’adressait aux « citoyens du monde », que je laisse les mots de conclusion. Je crois qu’ils résument l’esprit qui anime cette soirée ainsi que l’action de notre comité : « En ce moment même, les Iraniens se battent pour leur liberté. Les Chinois résistent à la dictature numérique. Les Somaliens redonnent à des enfants soldats une vie paisible. Mieux que quiconque, ces peuples savent ce que signifie être humain et défendre la dignité humaine. Notre avenir dépend de leur réussite. Nous sommes tous responsables de tout ce qui se passe dans le monde. »


[1] Note sur les citations : une traduction française du discours d’O. Matviichuk a été réalisée par le quotidien Le Monde. Les deux autres discours sont traduits de l’anglais d’après la version publiée sur le site du Prix Nobel.